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L’agronome et « la fleur du pays vert de Thiérache »

René Dumont à Maroilles

 

A la fois atout et inconvénient, la grande diversité de l’agriculture française est étudiée par les agronomes depuis la fin de la seconde guerre mondiale. A cette époque, une nécessaire modernisation apparaît déjà comme primordiale à sa survie. Dès 1946, René Dumont, ingénieur agronome et sociologue, expose ses théories dans un livre intitulé « Le problème agricole français.Esquisse d’un plan d’orientation et d’équipement », bilan d’un travail mené depuis 1933. Il a parcouru le pays afin d’analyser les besoins de l’activité agricole française : mécanisation, révolution fourragère, exode rural comme moyen d’accroître la superficie des exploitations y sont analysées.

L’agronome fonde ses théories sur son expérience du terrain. En 1945, son voyage d’étude sur le territoire français l’avait amené à Maroilles. Il voulait observer le fonctionnement des fermes de la Thiérache, pays voisin de son lieu de naissance, Cambrai. Sa surprise est grande lorsqu’il aborde un pays bocager aux « petites haies bien tondues clôturant l’herbage quasi-exclusif ». La transition entre l’openfield du Cambrésis et la terre bocagère avesnoise est brutale.

 

Une première étude paraît en 1951 sous le titre de « Voyages en France d’un agronome ».

 

Son périple amène donc René Dumont à Maroilles le 1er août 1945, à bord d’une jeep de l’armée américaine conduite par deux G.I., dans une ferme de la rue des Juifs, celle de Paul Azambre. Il n’y arrive pas par hasard, il est en effet en relation amicale avec M. Léon Wuiot (né à Gommegnies en 1895), camarade de régiment, alors directeur de l’école des garçons de Maroilles. C’est ce dernier qui indique à l’agronome le nom de son ami Paul Azambre, tous deux grands supporters de l’équipe de football de Valenciennes.

Maroilles compte alors 153 exploitations (pour 144 ouvriers d’usine, employés et 126 commerçants), dont 47 d’une superficie de moins de 10 ha et 23 de moins de 5 ha. Chaque travailleur agricole, salarié ou non, exploite en moyenne 6 ha. L’ambition des jeunes herbagers propriétaires : atteindre la superficie de 12 ha afin de vivre de leur exploitation. La culture y est peu mécanisée : 255 chevaux aident à cultiver, à se déplacer. Les exploitations se partagent les 2.037 ha de prairies avec les 1.500 vaches plus les veaux de l’année.

Terres argileuses et climat humide (plus de 800 millimètres d’eau à Maroilles par an), évaporation réduite due à la persistance du temps couvert, incitent à n’exploiter que l’herbe. Si l’été 1945 a réduit les pâtures en « paillasson » partout en France, Maroilles a conservé une herbe verte et tendre qui étonne l’agronome.

On ne cultive pas à Maroilles : ce sont des « fermes sans charrue ». René Dumont remarque encore : « les pâtures plantées de pommiers n’ont pas de prix ». Recette assurée alors pour les herbagers qui ont regreffé leurs pommiers à cidre en variétés « au couteau ».

L’agronome observe les méthodes d’exploitation, en étudie l’histoire en véritable ethnologue. Depuis 1945, la pratique de la traite tri-quotidienne a été abandonnée, trop coûteuse en temps. Les fosses à purin sont cimentées, le fumier a été déplacé de devant à l’arrière de l’étable. Le lait de la traite est rentré à la ferme en bidons, et non plus en « canes » aux formes normandes. Le poney a aussi remplacé l’âne ou le chien pour tirer la charrette.

Il constate que le lait contient près de 400 grammes de matière grasse par litre en moyenne, parfois 500 en fin de lactation. Avec 22 litres de ce lait, l’on fabrique un kilo de beurre qui est vendu aux marchés de Landrecies, Avesnes-sur-Helpe, Le Nouvion-en-Thiérache. Le lait écrémé est gardé pour les veaux et les porcelets. Le complément alimentaire est fourni par les pulpes de betteraves du Cambrésis, les déchets de brasserie, l’arachide du Sénégal et la graine de lin d’Argentine pour le tourteau.

 

Normandes, Hollandaises, Flamandes, Bleues du Nord constituent l’ensemble du cheptel. Les pâtures drainées sont abondamment fumées fin août et en février, hersées en mars. Les « refus » et les renoncules sont coupés en mai et juillet. La fenaison se doit d’être achevée avant le 14 juillet. Le regain, ou foin bâtard, est coupé vers le 20 août. La taille des haies est un travail d’automne et d’hiver. De fait, l’exploitation agricole a peu évolué depuis 1913, héritière de la période dominante « d’embouche » du XIXe siècle. Remarque de l’agronome, la fertilité de la terre de Thiérache est « la résultante tant de l’effort humain que des conditions naturelles ».

Mais pour lui, « l’herbage permanent n’est pas la spéculation qui assure la plus haute production fourragère ». La méthode du « ley-farming » anglais, prairie temporaire, offre un meilleur rendement.

Cette étude maroillaise a fait l’objet d’un chapitre complet du livre intitulé « L’herbe à demi-cultivée de Maroilles en Thiérache ». Vu le succès de l’ouvrage, il obtient le prix Olivier de Serres en 1951. Il y aura une seconde édition revue et corrigée en 1956.

 

« Nouveaux voyages dans la campagne française »… et à Maroilles en 1976

 

En 1976, René Dumont entame un nouveau périple à travers la France pour étudier l’évolution du monde agricole depuis 1945, soit une trentaine d’années plus tard. Il passe à nouveau à Maroilles, cette fois en Citroën 2 CV, reçu par Gérard Azambre, le fils de son hôte en 1945. Il est accompagné par un autre agronome, son élève François de Ravignan qui cosignera ici son premier livre avec René Dumont (né en 1935, François de Ravignan sera l’auteur d’une quinzaine de livres comme « Comprendre une économie rurale » en 1981). Leur étude paraîtra en 1977 sous le titre de « Nouveaux voyages dans la campagne française ». Son constat à Maroilles, cette fois rédigé dans un chapitre plus court : il ne reste que 70 exploitations (la plus petite compte 15 ha pour 14 vaches, la plus grande 45 ha), qui ont chacune un ou deux tracteurs. Pour René Dumont, la disparition des chevaux, il n’en reste alors que 5, a permis de nourrir 300 vaches en plus. A la ferme Azambre, on est passé d’une production laitière de 63.000 à 105.000 litres, on élève 57 bovins de race normande, au contraire de la Frisonne préférée dans la majorité des exploitations avesnoises. Notre agronome vante la qualité du beurre de l’exploitation, avec son goût de noisette, qualité bien supérieure à celui des laiteries industrielles. En 30 ans, une petite révolution a déjà été accomplie !

L’avenir de l’exploitation herbagère en Avesnois vu par René Dumont en 1976 n’est guère optimiste. La disparition de la plupart des fermes semble pour lui inévitable, « à moins que l’on ne change de politique agricole ; et que l’on se décide à payer le lait, dont la valeur relative baisse, à un prix correct ». Des propos visionnaires ! En 2012, demeure une quinzaine de fermes à Maroilles soit 10% du nombre par rapport à 1945. La France a définitivement rompu avec sa tradition agricole.

Un chapitre complémentaire va étudier le problème de l’exploitation intensive du pommier. La ferme de M. Manesse, qui a planté ses pommiers basse-tige en 1934 sur 10 ha, est citée en exemple. « Un circuit court de distribution qu’il y aurait intérêt à développer » dans une région à densité de population élevée, selon René Dumont. Encore un propos qui reste pertinent des années plus tard.

 

Brève biographie de « l’homme au pull-over rouge » : René Dumont

 

Né à Cambrai le 13 mars 1904, ce fils d’ingénieur agricole, franc-maçon, militant du Parti radical, et d’une des premières femmes agrégée de mathématiques de France, va devenir un des pionniers de l’écologie dans le pays. L’amour de la terre, René Dumont le tient de son père et de sa famille paternelle, exploitante agricole à Rubécourt, près de Sedan. Elève de la classe préparatoire de mathématiques au lycée Henri IV à Paris, il sort de l’Institut National Agronomique (INA) avec le diplôme d’ingénieur agronome. En 1929, il débute sa carrière d’ingénieur colonial dans les rizières du Tonkin. De 1933 à 1974, il enseignera à Paris l’agriculture comparée et donnera des conférences dans le monde entier.

Son parcours politique commence en 1937 sous le Front Populaire dans le cabinet du ministre de l’agriculture Georges Monnet. De décembre 1945 à 1953, il sera conseiller agricole au Commissariat général du Plan de modernisation et d’équipement. Le 5 mai 1974, il est le premier candidat écologiste de l’histoire électorale présidentielle de France. René Dumont, qui se déplace en vélo en pull-over rouge, « la voiture ça rend con… », obtient 1,32% des suffrages.

Cet humaniste de gauche, père spirituel de l’écologie, membre fondateur d’ATTAC, s’éteint le 18 juin 2001.

Merci à Gérard Azambre

Hervé Gournay – Société Historique de Maroilles – Janvier 2012