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JEAN LEBON : UNE VIE CONSACREE A LA MUSIQUE

Durant la majeure partie de son existence, il a eu son instrument de musique dans le coffre de sa voiture. Pour son métier, pour son plaisir et pour le cas où… comme on le verra.

Jean Lebon habite Bousies depuis plusieurs dizaines d’années et sa vie s’est concentrée essentiellement dans l’Avesnois, et surtout dans notre territoire intercommunal, comme en témoigne sa biographie. A quatre vingt - un ans, le bonhomme promène toujours sa petite silhouette, ses petits pas, son petit chapeau, là où il y a un concert à donner, des cours de musique à assurer, des répétitions à ne pas manquer. La musique est pour lui une seconde nature, un virus, une drogue. Sa vie, tout simplement.

En 1931, année de sa naissance, la deuxième guerre mondiale n’est pas loin lorsqu’il voit le jour dans une ferme du hameau de la Gadelière, à Landrecies. Son père, Léon, qu’il vénère toujours aujourd’hui, est un petit agriculteur et Jean a une sœur ainée et un frère cadet et il n’y a pas d’antécédent musical dans la famille. Allez donc savoir pourquoi et comment Jean Lebon, tout gamin, porta un clairon à ses lèvres, mis à sa disposition par M. Gantois, chef de la clique de Landrecies, pour ne plus cesser d’aimer les cuivres. « Je m’entrainais à jouer dans la pâture, se souvient-il avec le sourire, et à son retour de captivité en Allemagne, mon père, voyant ma passion naissante, m’acheta un bugle, de marque « Gras » pour le prix de 6 000 francs. Il est vrai que pendant la guerre, j’avais appris le solfège avec M. Delva, dont l’harmonie municipale était bien sûr en sommeil, puis à la Libération avec Monsieur Carlos Lemaire qui prit sa suite. Roger Micmande m’avait aussi donné des leçons contre une livre de beurre par semaine car, évadé, il n’avait droit à aucune carte de ravitaillement. »

Jean Lebon est parti. Sa mémoire est infaillible et il enchaine les souvenirs : son premier prix à l’harmonie de Landrecies sous la houlette de M. Lemaire, lequel avait joué du hautbois à la Garde Républicaine et avait obtenu un prix de Rome ; son brevet élémentaire, obtenu à 16 ans, bien qu’ayant été astreint aux tâches agricoles et à la traite des vaches ; son accession au pupitre de premier bugle ; son premier petit orchestre pour animer les bals après la Libération avec les copains Coquenet, Micmande, Dufresne… C’est l’époque où les soldats américains ont amené avec eux leur musique, le jazz, et Jean Lebon qui découvre Harry James et Louis Armstrong, se plait à rêver d’un cornet à piston ou d’une trompette, comme ses modèles !

La famille n’est pas riche, elle a même dû se replier sur une ferme plus petite aux Etoquies et notre jeune musicien prend le taureau par les cornes : il annonce à ses parents qu’il va aller travailler pour se payer l’objet de sa convoitise : une trompette, de marque « Gras », toujours, qu’il avait repérée chez un ami à Hénin-Liétard et qu’il ira chercher… à vélo, pour le prix de 18 000 francs, gagnés à l’entreprise de maçonnerie Nairaince, qu’il quittera aussitôt après, objectif atteint.

L’amitié de Maurice André

Mais que faire alors, en dehors de la musique, qui ne rapporte rien ? Un copain (déjà ! il en aura des tas dans la vie…) lui montre une coupure de journal : la musique du 8ème régiment des transmissions à Suresnes et au mont Valérien, recrute et propose en même temps des facilités pour entrer au conservatoire de Versailles. Notre Landrecien écrit, est convoqué, débarque à la gare du Nord et joue la « Fantaisie brillante » qu’il connaît à la perfection. Reçu ! Il a 18 ans et signe un pré-engagement de trois ans. Mais en 1949 sévit la guerre d’Indochine. La guerre, Jean Lebon l’a connue à Landrecies, les fusillades, les bombardements, l’épuration… Il échappera aux combats en Indochine lorsque le gouvernement français ayant à remplir un bateau de combattants, offrit une prime d'engagement substantielle et… fit le plein de volontaires.

La musique l’occupe alors à 100%. Assidu aux répétions, travailleur au conservatoire (avec maître Delmotte), il a les meilleurs rapports avec son capitaine, « Monsieur » (1) Filleul qui était originaire de Saint-Omer. Avec une musique très réputée  - celle du 8ème régiment des transmissions se situe juste derrière celle de la Garde Républicaine - il participe à quantité de prises d’armes, de concerts, un peu partout en France et même à l’étranger. « Moi, je n’avais jamais été plus loin que Maubeuge, dans ma jeunesse, dit-il, et  je conserve en particulier un souvenir très fort des obsèques du maréchal De Lattre de Tassigny en 1952, à l’Arc de Triomphe, à la Concorde, à Notre Dame ; ce fut épuisant mais grandiose ! »

C’est lors de cette deuxième année à Suresnes qu’il voit arriver d’Alès, via le conservatoire de Nîmes, celui qui sera le plus grand trompettiste français du 20ème siècle, Maurice André. « Lui avait pu prendre un engagement de deux ans seulement, se remémore Jean Lebon, et il nous éblouit d’entrée par son brio et sa chaleur humaine. Je me souviens de ses « Bateliers dela Volga » qu’il joua le premier jour ; nous étions bouche bée devant sa sonorité exceptionnelle. Au conservatoire de Paris il fut reçu à l’unanimité. Mais avec pareil talent il fut sollicité pour jouer parallèlement dans un orchestre classique à Paris et pour cela manquait parfois les répétions et il fut pris en grippe par notre sous-chef. Mais qu’importe, son talent était tel qu’on lui pardonnait beaucoup, et il était tellement  sympathique ! »

De sa vie mixte, militaire et musicale, Jean Lebon conserve, comme beaucoup quelques souvenirs « épiques » comme sa participation à la fête Jeanne d’Arc à Orléans, qui laissa  un long temps libre aux musiciens avant le concert, si bien qu’ils patientèrent…. en buvant maints petits verres de blanc et que l’orchestre se présenta quelque peu émoussé. Résultat : quatre jours de consigne avec inscription sur le livret militaire. Motif : s’est présenté en état d’ébriété. « Mais nous avons assuré quand même », se défend Jean Lebon. Autre mésaventure du caporal -chef de chambrée qui, absent lors d’une inspection et compte tenu du désordre observé par le commandant, se vit infliger 15 jours de prison. « Mais là encore, j’ai justifié mon absence pour cause de permission et j’ai obtenu le sursis ».

Retour dans le territoire

Durant deux années, donc, la musique est l’unique activité de Jean Lebon en région parisienne. Son copain Maurice André ne pouvant, en raison de l’éloignement, utiliser toutes ses permissions pour aller à Alès c’est à Landrecies à la ferme familiale des Lebon qu’il vient les passer : poulet-frites, tarte au papin et aux abricots, concerts de la ducasse à Maroilles et à Landrecies, puisque Carlos Lemaire dirigeait les deux formations. L’amitié entre les deux hommes ne se démentira jamais, comme on le constatera plus loin.

A Paris, la démobilisation approche et Jean Lebon se produit  avec l’orchestre de jazz du régiment et, amené par un copain, joue aussi avec l’orchestre des chemins de fer de l’Ouest. Il obtient encore un deuxième prix de trompette (de marque « Selmer », cette fois) au conservatoire du 10ème arrondissement. Se présente alors pour lui l’heure du choix. Il lui est alors proposé d’intégrer les chemins de fer de l’Ouest, payé, logé. Oui mais voilà, notre musicien… est tombé amoureux de Marie-France, qui habite Fontaine-au-Bois. Il choisit donc de rentrer dans le Nord. Pour vivre, il suit d’abord un stage de formation aux métiers du bâtiment pendant  six mois à Rousies et se marie à Bousies, où sa jeune épouse était venue habiter, le 13 avril 1953. CAP de peintre en bâtiment en poche, il intègre la Céramique à Landrecies, au service du mélange des couleurs, et le jeune couple emménage alors à La Groise puis à Fontaine-au-Bois pour se rapprocher du tissage de Bousies, où travaille la jeune mariée. Jean Lebon, lui, va fréquenter parallèlement le conservatoire de Valenciennes en faisant la route à mobylette, durant six mois.

Professionnellement, ce n’est donc pas encore la stabilité, ni l’aisance. Alors, Jean Lebon trouve le moyen d’arrondir ses fins de mois tout en assouvissant sa passion pour la musique en fondant un orchestre, le Hot Club Landrecien, avec son frère Francis, Gilbert Claudot, Michel Coquenet, Roger Broutin,  Guy Dupont et Paul Caudron, tout en jouant à l’harmonie de Landrecies, en assumant la fonction de sous-chef à Bousies ; et tout en jouant (bénévolement) dans les fêtes paroissiales.

Mais l’époque va changer. Les goûts et les genres musicaux d’abord : l’accordéon va s’effacer progressivement au profit de la guitare, de la basse, de l’orgue électrique, du saxo ténor ; la sonorisation va devenir incontournable et Jean Lebon se souvient des débuts du matériel que lui fournissait Edmond Delplanque, avant que ne s’instaure la tyrannie des décibels. Par ailleurs, certains de ses musiciens cessent leur activité. Bref, le Hot Club fait sa mue : il devient l’orchestre Jean Lebon, puis l’orchestre Gilbert Claudot et à la disparition de ce dernier l’orchestre Jacky Dan (un pseudonyme) qui durera  pendant quinze ans. Il se produira pour la dernière fois au Noël 1982 des militaires du Bois L’Evêque.

Exit le jazz, les variétés, les bals –musettes. La carrière musicale de Jean Lebon ne va bien sûr pas s’arrêter mais elle va prendre un tour nouveau, résolument tourné vers les harmonies de notre territoire.         

Jean Lebon, une référence musicale en Avesnois

« Pour le musette et les bals, ce n’était pas difficile : un, deux, trois, quatre et on mettait en route, chacun connaissait sa partition ». C’est l’explication que fournit Jean Lebon quand on lui fait la remarque qu’il n’avait jamais fait d’études de direction d’orchestre, alors que la deuxième partie de sa carrière, la plus longue, va être consacrée à diriger des harmonies régionales !

On le retrouve ici pour la suite de sa biographie dans les années cinquante, où il continue tout d’abord ses pérégrinations professionnelles, car il a charge de famille : il aura au total sept enfants, six filles et un garçon et à ce jour quinze petits enfants et huit arrière petits enfants ! Il faut donc vivre et il n’y aura bientôt plus les petits bals du week-end, épuisants, certes, mais un peu rémunérateurs tout de même. Le courage ne lui manque pas : après quelques mois dans un tissage au Cateau, il se fait embaucher à Vallourec après avoir suivi des cours de dessin dans une école d’apprentissage, pour devenir mécanicien-ajusteur. Il y sera magasinier et y fera les "trois/ huit" durant trente ans, sans jamais prendre de vacances.

Car, s’il est toujours trompettiste à l’harmonie de Bousies et sous-chef auprès de M. Alglave depuis 1953, il y donne aussi des cours de solfège. Cela va durer jusqu’en 1977. Sans oublier les cérémonies militaires du 8 mai, du 14 juillet, du 11 novembre où il court de Bousies à Preux-au-Bois, ou à Fontaine-au-Bois, où on l’appelle pour jouer la Marseillaise et la sonnerie aux morts. « C’était une promesse que j’avais faite à papa, qui était très patriote et moi, après trois ans d’armée et de musique militaire, je connaissais le protocole sur le bout des doigts. J’ai même reçu la médaille du mérite de l’Union Nationale des Combattants sans jamais avoir combattu, simplement pour services rendus. »

Ayant abandonné la trompette pour le bugle - prêté par Alfred Godbille, le président de l’harmonie de Bousies - il continue de venir en renfort ici et là, à Landrecies, à Berlaimont, comme il le fait toujours aujourd’hui, à 81 ans, à Prisches et à Louvignies-Quesnoy - et il joue à peu près chaque fois qu’on lui demande dans un banquet ou une fête… jusqu’à cet incident de 1983 où, au PMU de Bousies, on le pria de jouer l’Internationale et qu’il s’exécuta avec pour conséquence que, témoin de la scène son président - qui n’était pas de gauche ! - lui demanda de lui restituer l’instrument. « Moi, je jouais ce qu’on me demandait, se justifie Jean Lebon, aussi bien Les Africains ou l’Internationale après un défilé le matin que l’ Ave Maria pour une communion l’après-midi. La musique, ce n’est pas de la politique… »

Mais justement à Bousies, dans ces années-là, celle-ci sommeille toujours. Avant la guerre, il y avait eu une société de musique de gauche et une de droite, et dans les défilés, c’était à celle qui jouerait plus fort que l’autre ! Nous sommes en 1984 et, le 14 juillet, des conseillers municipaux lui demandent de recréer « quelque chose » puisque la précédente harmonie a sombré en 1977. Alors, il rassemble quelques copains qui comme lui « étaient privés de musique » comme il le dit si joliment ; et quelques semaines plus tard, une fanfare était en ordre de marche pour le défilé du 11 novembre et les suivants. C’était reparti pour la musique à Bousies : bientôt une trentaine de musiciens et un premier banquet de Sainte-Cécile l’année suivante. Jean Lebon assure les cours de solfège et les cours d’instrument, gracieusement, durant deux ans en échange du bugle de marque « Courtois » (valeur 6 000 francs) dont il avait besoin et qu’on a mis à sa disposition.

Bousies lui rend hommage

Arrive 1989 : les élections municipales et le Bicentenaire de la Révolution française. Nouvellement élu maire, André Ducarne veut soutenir la musique mais dans le village, il reste des cicatrices et c’est même un peu Clochemerle : une phalange de l’ancienne  formation a créé une fanfare dissidente et même si elle fera long feu, les remous sont difficiles à maitriser. Et ce n’est pas fini ! Toutefois, si la politique, les rivalités, les jalousies alimenteront encore la chronique locale, la musique, elle, sort plutôt gagnante : une école de musique est créée officiellement et le maire la baptisera très justement « Ecole de musique Jean Lebon » eu égard à ses mérites, avec des professeurs de flûte, de saxophone, de percussion, de clarinette ; une autre crise est encore surmontée en 1995-96, mais quelques années plus tard, Jean Lebon va enfin trouver un peu de sérénité - et un grand bonheur - en accueillant Maurice André, venu à Bousies donner gratuitement un concert en présence de plus de 600 personnes dans l’église.

Maurice André, Jean Lebon était allé l’écouter de temps à autre dans le Nord, à Lille, à Cambrai, à Valenciennes en compagnie d’un autre ami nordiste du brillantissime trompettiste, la président de l’harmonie de Caudry, Germain Santer, décédé au cours de cette année 2012. Les deux Nordistes et leurs épouses furent aussi reçus chez Maurice André à Saint-Jean-de-Luz et c’est ce respect et cette amitié partagée qui valurent à Jean Lebon de se voir offrir par  ses deux amis le tuba « Courtois », dont il avait besoin (gravé au nom de ses deux bienfaiteurs !) car il lui fallait une embouchure plus large, ses lèvres ne lui permettant plus d’être opérationnel à la trompette.

L’autre facteur de soulagement intervint l’année suivante en 2004 lorsque Jean Lebon, comme il l’avait annoncé, renonça à diriger l’harmonie, se contentant de continuer les cours de solfège. Le « passage de baguette » eut lieu lors du concert d’automne entre lui et Nicolas Boquet, un jeune trompettiste qui dut hélas gagner la région lilloise pour des raisons professionnelles. Lui succéda ensuite Anne-Sophie Joseph qui, elle aussi, fut trop absorbée par son métier d’enseignante. Une nouvelle équipe s’est mise en place ces dernières années autour de la famille Delebecq qui a redonné à la phalange bodicienne l’équilibre dont elle avait besoin, à l’image de la très dynamique et très souriante Marie-Estelle qui exerce la fonction de présidente avec beaucoup de dévouement ; un dévouement qu’elle consacre aussi à Jean Lebon lequel a trouvé là une sorte de seconde famille.

Il est vrai que son épouse, décédée en 2003, a laissé un grand vide auprès de lui, après lui avoir tant facilité l’existence turbulente qui fut la sienne et l’avoir laissé vivre sa passion dévorante pour la musique.

Dans sa maison de la rue des Sausselettes à Bousies, qu’il a transformée et aménagée de ses mains (sa formation aux métiers du bâtiment, autrefois !) le téléphone sonne souvent, y compris de la part de responsables d’harmonies voisines qui ont besoin d’un renfort de « basses » pour un concert. Vous pouvez aussi le trouver un jour où il prend sa leçon de piano, car notre diable de musicien s’est mis en tête d’en jouer, sur l’instrument électronique dont on lui a fait cadeau pour ses 80 ans. Car Jean Lebon, en cette fin de carrière, s’est vu couvrir de récompenses et d’hommages mérités, quand bien même sa discrétion naturelle ne l’aurait jamais mis en position de vouloir briller. Il a une vie tout à fait simple et sobre : « jamais une goutte d’alcool depuis mon dernier demi au Bodicien (le cafédu centre à Bousies) le 24 février 1985 et je n’ai jamais fumé de ma vie ». Il ne rêve toujours pas de voyages ou de vacances car « je n’ai jamais pris l’avion, je suis claustrophobe ».

Lorsqu’on l’interroge sur ses goûts musicaux, lui qui a touché à peu près à tout durant sa longue carrière, il répond : « ma préférence va à la musique classique et dans la musique classique, je suis toujours ému par la beauté des symphonies de Beethoven et par le concerto n° 13 de Tchaïkowski, si joliment remis d’actualité par le film  Le Concert ; d’ailleurs, j’aime toute la musique de Tchaïkowski. »

Mais on sent bien, on sait bien, que n’importe quelle musique, la plus modeste formation, le plus débutant de ses élèves, retient son attention et osons le dire, son amour pour l’art qui l’a capturé dans sa jeunesse pour ne plus le quitter. Et sa jeunesse d’esprit et de cœur, elle non plus, ne l’a jamais quitté.

Monsieur Jean Lebon, vous avez été et vous êtes toujours une sacrée belle référence pour notre Avesnois. On ne résiste pas à l’obligation de vous dire merci !

                                       

Jean-Marie Leblanc

 

  1. Dans les formations de musique militaire, les chefs ne sont pas appelés par leur grade mais par le titre de « Monsieur ».