a   a

Les évacués belges : Locquignol-Mormal
*****

Vendredi 17 mai 1940,
Après Maubeuge, la masse des réfugiés est orientée vers Neuf-Mesnil puis Hargnies selon un itinéraire signalé par des panonceaux portant une lettre et un chiffre, installés depuis plusieurs mois. On traverse ensuite la forêt de Mormal. A l'exception des bifurcations, les voies forestières sont rectilignes. On passe le carrefour du Coucou, celui du Godelot, on descend la route d'Hargnies à Hecq pour arriver aux Grandes Pâtures de Locquignol, après avoir coupé la route allant de Berlaimont à Jolimetz, sans traverser le village. Au carrefour de la Touraille, les militaires prennent de suite la route d'Hecq tandis que les civils doivent longer les Grandes Pâtures avant de tourner à droite vers Preux-au-Bois. Malheureusement, les pilotes des stukas profitent de ces grandes lignes droites pour prendre sous leur feu la longue file des civils et le jeudi 16 mai, leurs mitraillages ont tué au total 18 personnes sur le territoire de Locquignol.
Abandonnés, certains de ces malheureux ont affronté seuls une longue agonie. Une femme blessée a vainement appelé à l'aide en agitant longtemps son bras. Terrorisés et apeurés, les témoins de la scène n'ont pas osé sortir de leur maison. Le curé de Locquignol, un ancien de 14-18, Fernand Démaret, a fait preuve de courage et a apporté son réconfort aux blessés.
La famille Lefebvre qui habite aux Grandes Pâtures, est descendue dormir dans la cave à cause des mitraillages et des bombardements. Elle s'apprête à évacuer. Le fils Hubert, âgé de 18 ans, constate le vol son vélo sur lequel il avait ficelé sa valise. Au cours de la nuit, il a bien entendu un bruit de carreau cassé mais avec tous ces réfugiés belges arrivés aussi bien en voiture qu'à vélo et qui bivouaquaient dans leur cour, il n'y a pas prêté attention. Avec ses parents, il prend place à bord de la Rosalie d'une nièce de sa mère, venue de Berlaimont avec ses deux grandes filles et son enfant âgé de cinq mois. C'est en Normandie qu'Hubert retrouvera son cycle par hasard mais aussi qu'il le perdra définitivement.
Vers 8 heures, un avion tue au lieu dit « Hachette », Emile Courtin, 51 ans, employé de chemin de fer, demeurant à Leval.
La veille, le maire de Locquignol a réquisitionné trois ou quatre jeunes pour fournir des cartes d'identité aux réfugiés belges qui en auraient besoin. Installés à la Touraille, ils voient défiler des centaines de personnes.
Vers 9 heures, le centre du village est bombardé. Trois maisons s'embrasent et une partie de l'église s'effondre. L'ébranlement des fondations des habitations descelle une pierre de l'escalier de la cave de la boucherie, tuant la bouchère, Mme Anne-Marie Carpentier-Corduant, 34 ans, qui s'y était réfugiée avec ses grands-tantes.
La fatigue est maintenant constante. On marche à la volonté en suivant ceux qui précèdent. On s'enfonce maintenant dans la fraîcheur bienfaisante de la forêt de Mormal dont la superficie couvre 9 100 hectares.
Sept jours que l'on vit en plein air et que l'on couche là où l'endroit paraît propice, la plupart du temps à la belle étoile. Le crépuscule s'abat sur le massif forestier. Il faut trouver un endroit pour dormir. Maria préférerait qu'on gagne les maisons que l'on voit à courte distance (Le Godelot ?) mais Rosine et Marcel pensent qu'il est préférable de se mettre à l'abri au milieu des arbres. La pleine lune accentue les ombres.
Ce sont toujours les plus petits qui ont le plus de mal à se réveiller. Mêlés à d'autres réfugiés, les Destrée se remettent en marche. Plus loin, la route forestière est coupée par une voie de chemin de fer. C'est là que se trouve la station de Locquignol avec le petit abri du garde-barrière. A côté, un café s'est établi.
Les organismes ressentent cruellement la soif et la faim. On ne trouve pas de vache à traire en pleine forêt. Le bébé s'endort à force de réclamer. Comme Gilberte aurait aimé que sa mère le prenne dans ses bras !

Auberge

du

Godelot


Soudain, le groupe parti de Leuze-Longchamps, voit venir à lui des motocyclistes. Ils ne portent pas l'uniforme français ni le casque non plus. Des Allemands ! Maria lève les mains en l'air. Les enfants comprennent que la situation est critique. Gilberte tremble de tous ses membres. Comme les autres, elle vit dans l'angoisse depuis le premier mitraillage si bien que son corps est couvert de boutons. Marcel dissimule discrètement son livret militaire sous des feuilles. Ils font comprendre aux civils qu'il faut faire demi-tour, qu'ils rentrent chez eux. L'exode se termine donc dans ce bois. On rebrousse chemin vers le carrefour du Godelot.
Environ une demi-heure plus tard, peut-être vers 11 heures, alors qu'on approche de la station de Locquignol, un avion attaque. Ses mitrailleuses crépitent. C'est la panique. Un peu plus loin, on entrevoit une maison, le café de l'arrêt du train. Un possible refuge. Maria prend Claude dans ses bras. Elle a la force de crier : « Partez, moi je ne saurai plus, je suis touchée » . Laure constate qu'elle a du sang sur elle : « Je saigne ».
Hélène répond :
- « Mais non, c'est moi qui saigne ! » Denise ne suit pas. Gilberte remarque à cet instant que le visage de ses deux sœurs se crispe et change de couleur. Elles viennent de comprendre que c'est son sang qui les a éclaboussées. Elle gît touchée en pleine tête et leur mère s'est affaissée avec une balle ou un éclat dans le dos. Marcel dit qu'ils ne peuvent rester là, qu'il faut partir. Pour Rosine, sa sœur, sa nièce et le bébé sont morts et elle empêche Gilberte d'aller vers sa mère. Il faut s'enfuir au plus vite. Cependant l'aînée des filles crie : « Maman est blessée, la Croix Rouge va passer ! », « Il faut prendre le petit frère, le petit frère ! » Les adultes rassemblent à la hâte les enfants avant de s'enfoncer au sein de la forêt, la peur au ventre, chacun croyant sa dernière heure arrivée.
Les réfugiés sortent de derrière les arbres. Pour les Destrée, c'est le cauchemar. Trois des leurs sont morts (les actes de décès indiquent: à 9 heures). Il n'y a plus d'avion mais la zone reste dangereuse. On entend tirer. Les enfants n'ont pas assez de leurs yeux pour pleurer leur mère, Denise et Claude.
Des Français témoins de la scène essaient de les consoler en offrant du chocolat. Malgré la faim qui la tenaille, Gilberte refuse. Pour elle, en cet instant, il n'y a plus de pensée que pour sa mère, sa sœur et son petit frère, elle voudrait retourner près d'eux.
On se remet en route le cœur gros. Malgré l'épaisseur du bois, on entend tonner le canon. Plus loin, un véhicule allemand distribue de la soupe. Pour les ventres affamés, cette soupe aux pois est la bienvenue.
Les rescapés de Leuze souhaitent passer la nuit à l'abri. Une maison dans une sorte de clairière semble abandonnée. Elle est vide. Chacun s'installe de son mieux, les plus petits dans le lit. Soudain, dans la nuit, on entend du bruit. Quelqu'un leur crie de sortir. Ce sont des soldats sénégalais qui se trouvaient dans une sablonnière et qui reconnaissent le terrain. Ils demandent aux évacués de s'aligner, côte à côte, dehors. Une nouvelle fois tout le monde appréhende le sort qu'ils leur réservent. Pendant ce temps, une partie des soldats fouille les affaires des civils. Cela semble long, une demi-heure peut-être. Ce n'est pas auprès d'eux qu'ils peuvent espérer se procurer de la nourriture. Enfin, les Noirs les autorisent à rentrer dans l'habitation. Tout le monde a les nerfs à vif.
Les rescapés traversent une zone bombardée. Divers objets et chevaux gonflés jonchent la route qui présente quelques cratères
Des contre-attaques menées par des éléments français auront lieu en suivant les pénétrantes de la forêt.
Le 20 mai, Luc Losson, 39 ans, d'Erquelinnes, employé des chemins de fer, sera tué route du Hamel, voie débouchant sur le carrefour du Chêne la Guerre. Ainsi 37 personnes ont perdu « officiellement » la vie rien que sur la commune de Locquignol, un bilan aggravé si l’on ajoute les victimes tombées le long des routes jouxtant son territoire (Chaussée Brunehaut...). Sous la très forte chaleur, les cadavres des humains et des chevaux se décomposeront très vite. La puanteur sera telle qu'il sera insupportable de circuler pendant une quinzaine de jours. Seuls, quelques hommes restés au village participeront à leur inhumation. Les dépouilles mortelles seront transférées au cimetière au cours de l'hiver 1940-1941.
Le retour bien triste s'effectue à pied jusqu'à Leuze-Longchamps. Rosine ramène ses cinq neveu et nièces au hameau des Pralettes, mais ne peut s'en occuper. En attendant le retour de leur père, elle les confie à la personne chez qui Jules a été élevé, délaissé par sa mère célibataire. Un peu comme s'ils se retrouvaient chez leur grand-mère après ces terribles épreuves.

Guy Lobeau et Marc Lavie